Dossier : Tensions sur la supply chain

L’inflation est-elle la mère de tous les maux ?

La mondialisation, processus continu d’intensification et de fluidification des échanges engagé depuis 50 ans, a permis de démultiplier les possibilités du commerce mondiale et l’implantation des entreprises dans le monde entrainant une interdépendance croissante des pays.

 

Si la mondialisation a clairement contribué à la croissance économique et la productivité des industries, elle a rendu le système économique et industriel beaucoup plus vulnérable aux événements qui interviennent dans le monde, souvent difficilement prévisible, avec des impacts majeurs sur la performance.

 

Les deux récentes crises (covid, Guerre en Ukraine) en sont une très bonne illustration : arrêt des chaînes d’approvisionnement, rupture de chaîne de production…

 

Au-delà de ces deux événements récents, nous observons plus globalement un dérèglement de l’activité économique avec des impacts directs sur l’industrie qui fait face à une alternance de fortes récessions suivi de fortes reprises, avec des conséquences notables sur les compétences et le savoir-faire.

 

Les entreprises doivent donc s’adapter rapidement aux situations avec toujours plus d’agilité dans les cinq domaines : matière, main d’œuvre, moyens, méthodes, environnement.

 

L’innovation et la digitalisation sont deux composantes majeures de cette transformation nécessaire de nos entreprises industrielles pour gagner en agilité et en résilience face à ces perturbations. Le Technocentre Henri Fabre, pleinement conscient de ces enjeux, est au cœur de cette mission de transformation en œuvrant au développement de l’innovation industrielle et à la digitalisation des entreprises au travers du montage de projet collaboratifs, d’accompagnement des entreprises et de mise à disposition de son Technocentre industrie 4.0

 

 

Pierre MARET

Depuis 2 ans, la supply chain est au centre des préoccupations. Jamais le monde n’avait connu le traumatisme d’un arrêt brutal des chaînes de production, à une échelle aussi large et dans un temps aussi court. Depuis, les crises s’enchaînent, et les risques se multiplient : ils sont plus variés, plus fréquents, plus impactant.

Nous avons donc souhaité vous donner un double éclairage sur le sujet : celui d’un grand groupe, et celui d’une PME régionale, pour croiser les points de vue et comprendre les enjeux de la supply chain pour notre écosystème industriel. Nous avons donc interviewé Jean-Philippe BEDOS, Vice Président Supply Chain & Quality chez Airbus Helicopters, ainsi que Fabrice BOURDIER et Florence BIDAMANT, président et directrice générale de Coradin, PME dans la plasturgie cosmétique et santé.

Jean-Philippe BEDOS est Vice Président Supply Chain et Qualité chez Airbus Helicopters. Expert de la chaîne d’approvisionnement depuis plus de 20 ans d’abord chez Airbus pour les programmes A320 puis A380, il a rejoint Airbus Helicopters il y a 10 ans pour y structurer son écosystème de fournisseurs et les accompagner dans leur montée en performance.

Jean-Philippe BEDOS occupe également des fonctions au sein du GIFAS (Groupement des Industries Françaises Aéronautiques et Spatiales) et préside l’association SPACE, qui accompagne les PME du secteur aéronautique civil, défense et spatial dans leur montée en performance.

Il intervient également dans la CRA (Cellule Régionale Aéronautique) dans le cadre du plan de relance, et a un rôle au niveau du comité industriel, pour le développement de l’industrie du futur.

Jean-Philippe BEDOS, vous avez une vision à la fois très opérationnelle, mais aussi à large spectre sur les problématiques du secteur aéronautique. Comment décririez-vous la situation actuelle de la supply chain dans ce secteur ?

La situation est difficile : la crise a créé une rupture avec des arrêts de production ou des chutes jusqu’à -70% de l’activité des PME en France, mais aussi au plan mondial. Le soutien de l’Etat, avec le plan de relance, le soutien de la Région Sud, ou encore le chômage partiel, ont permis d’amortir le phénomène. Mais la supply chain mondiale a vécu un énorme traumatisme d’arrêt, suivi par une reprise forte avec des cadences très importantes.

Cette reprise concerne tout le secteur : le programme A320 d’Airbus, les activités militaires avec Rafale chez Dassault, les activités spatiales avec Thalès Alenia Space. Chez Airbus Helicopters, l’activité s’est maintenue tout au long de la crise, ce qui a permis de soutenir l’économie régionale. Cependant, nous subissons de plein fouet les conséquences de cette crise, à laquelle vient s’ajouter, dans une moindre mesure, la guerre en Ukrainienne.

De votre point de vue, quel impact ont eu ces mécanismes de soutien ?

Notre filière a été très active. Les Donneurs d’Ordre ont pris des engagements dans leurs secteurs achats pour donner un horizon d’affermissement des commandes et de la visibilité aux fournisseurs. Cela a permis à la fois de rassurer la supply chain, mais aussi de créer une organisation en cascade pour que chacun sécurise ses propres approvisionnements.

Les supports financiers du plan de relance ont permis d’accélérer la consolidation de la filière. Celle-ci reste fragile, car elle est constituée à la fois de grandes et petites entreprises : la consolidation était donc incontournable. Les fonds d’investissement d’Airbus, Thalès, Safran et ACE ont aidé les entreprises en difficulté, et dans l’ensemble, ont contribué à la consolidation de la filière. Et nous sommes heureux de constater que grâce à l’ensemble de ces supports, nous avons eu peu de redressements et liquidations judiciaires.

Pour autant, la situation financière des entreprises n’est pas très robuste.

Quels sont les facteurs de risque que vous gérez actuellement ?

Le premier facteur n’est pas matériel : c’est celui du recrutement. Plus de 50% des entreprises sont confrontées à des difficultés en la matière.

Les PME ont particulièrement subi des pertes de compétences. Nous avons constaté une évolution de la relation au travail et les gens ne veulent plus travailler dans les mêmes conditions qu’avant la crise. Or, dans le monde industriel, cela se traduit par un désintérêt pour nos filières. Nous avons donc une carence dans la recherche de compétences, à la fois en quantité et en qualité – et cela, au niveau mondial, dans toute la supply chain. C’est notre premier facteur de risque, et même une entreprise bien connue comme Airbus y est confrontée. Cela limite notre montée en cadence, par manque de ressources. Les compétences manquantes ne sont pas que celles des compagnons mais sont en aussi dans les métiers d’industrialisation, approvisionnement, en management de la chaîne logistique… ce sont des fonctions-clés dans les entreprises et la conséquence directe du manque de ressources est une baisse de performance de l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement. Nous constatons des perturbations dans les livraisons, une profondeur de retard plus importante, qui impacte directement nos activités d’assemblage avec des éléments manquants, mais aussi la fabrication de pièces élémentaires. Tous les Donneurs d’Ordre de l’aéronautique subissent ce phénomène.

L’approvisionnement n’est donc que le 2e facteur de risque : plus de 2/3 des entreprises sont affectées par ces problématiques d’approvisionnement en matériaux : l’acier bien sûr, mais aussi les composants électriques et électroniques. Notre secteur n’est pas un grand consommateur de ces composants : nous ne représentons que 0,3% de la demande. Alors, dans un contexte de pénurie mondiale, c’est à la fois un avantage car nous n’avons pas besoin de grandes quantités, et un inconvénient, car nous n’avons pas un grand poids dans les négociations.

Or, cela nous pénalise dans la livraison des calculateurs montés sur les avions et les hélicoptères : ce sont des composants critiques et cela favorise les retards de livraison.

Comment avez-vous compensé ce problème de poids dans les négociations avec les fournisseurs de composants électriques et électroniques ?

Il fallait contourner un phénomène qui n’était pas que matériel, mais aussi géopolitique.

Le gouvernement américain utilise une disposition législative : le DPAS (Defense Priorities and Allocations System) qui lui permet d’imposer à ses fournisseurs du secteur militaire de mettre une priorité absolue sur leurs produits. Par contrecoup, nos fournisseurs américains ont commencé par annoncer des retards de livraison… et parfois, nous informer d’une exclusivité de production pour les appareils militaires américains, qui nous empêcherait d’être livrés.

Nous sommes alors remontés au plus haut niveau de nos entreprises et ce sont les qui sont allés traiter les priorités des allocations.

C’est un bel exemple montrant à quel point toutes les entreprises peuvent être touchées. Comment avez-vous accompagné vos fournisseurs dans la gestion des risques ?

Nous devions nous préoccuper de l’aspect financier : le manque de cash ne permet pas de payer les fournisseurs de 2e rang, qui ne livrent pas nos sous-traitants et fournisseurs de 1er rang… et tout le monde est bloqué. Jamais nous n’avions rencontré de problématiques aussi compliquées dans la supply chain aéronautique : de grandes difficultés et en même temps, une forte accélération des cadences et des manques de matériaux.

Quels sont les matériaux critiques sur lesquels vous avez rencontré des problèmes ?

Le titane en particulier : La Russie fournissait des besoins à hauteur de 20%. Des pays comme le Kazakhstan ou l’Arabie Saoudite montent en puissance, nous utilisons des quantités importantes et nous devons sécuriser nos approvisionnements.

Quelles sont les solutions à moyen terme pour sécuriser la supply chain ?

Nécessairement, cela passe par l’innovation. Certains de nos produits arrivent à obsolescence plus vite que prévu, avec les dispositions environnementales, ou parce que nos fournisseurs ne produisent plus par manque de rentabilité ; or, nous avons des produits de longue vie, plus longue que celle de nos fournisseurs qui renouvellent plus vite leurs produits. Cela crée une charge importante de nouvelle qualification, qui vient engorger nos bureaux d’études, et ralentissent la validation de nouveaux produits.

Tout cela est renforcé par d’autres facteurs : la cybersécurité avec des attaques sur nos PME qui peuvent être sérieuses, et l’exigence de décarbonation de l’industrie qui nous impose d’innover, d’utiliser sans cesse de nouvelles technologies, et d’investir.

Pour mieux gérer nos risques, nous accentuons notre recherche de nouvelles sources, afin d’éviter des situations d’urgence. Par exemple, l’un de nos fournisseurs américains a stoppé un site en France qui nous fournissait un produit, on a constaté qu’on était en bout de source ; nous avons du réaliser un plan de bataille pour double sourcer et trouver rapidement des solutions palliatives, or c’est long dans notre secteur de qualifier sur un de nos appareils, pour des questions évidentes de sécurité.

Ces problématiques sont elles centralisées ou généralisées sur l’ensemble de votre chaîne d’approvisionnement ?

Cela concerne à la fois les composants électroniques mais aussi les composites, la chimie (mastics et colles), les préimprégnés dans le composite… toutes les sources d’approvisionnement doivent être davantage sécurisées.

Nous avons énormément de réflexion là-dessus, mais parfois nous restons dépendants d’une source pour un moment. Nous compensons par une politique de stock, mais cela peut créer des problématiques en cascade ! Nous, Donneurs d’Ordre, faisons un peu plus de stock. A chaque étape de la chaine d’approvisionnement la demande augmente afin de sécuriser avec des stocks. Au bout de la chaine le dernier fournisseur voit arriver une demande d’une quantité impossible à fournir. C’est ainsi que nous rencontrons des problèmes de capacité sur les traitements de surface ou la peinture, qui ont leurs propres problèmes de ressources… et nous retombons sur le facteur n°1.

Quelle est votre vision pour l’année 2023 ?

La montée en cadence va se poursuivre. Nous estimons que la pénurie de composants électroniques se poursuivra encore pendant 2 ans. Le GIFAS a lancé des initiatives pour faciliter des recrutements importants, des projets de support des entreprises sur la performance industrielle, et des accompagnements au financement, pour soutenir l’ensemble de la filière.

 

Quelles recommandations feriez-vous aux PME qui font partie d’une supply chain ?

La semaine dernière, nous avons organisé un forum SPACE chez Airbus Hélicoptères avec la participation de nombreuses PME ? Nous avons partagé sur leurs problématiques actuelles.

Il faut que les PME travaillent en étroite collaboration avec l’ensemble de la chaîne. Nous sommes là pour les accompagner, nous allons très loin pour les aider dans leurs problématiques d’approvisionnement. Mais ensuite, c’est de leur responsabilité !

Il faut continuer à donner beaucoup d’énergie, d’anticipation, de volonté, et ne pas baisser les bras. Nous vivons une période difficile, mais dans cette période, nous avons affiché de bons résultats chez Airbus Helicopters, car nous avons su être très réactifs et nous adapter à la situation, notamment au niveau des coûts. Nous demandons donc à nos PME de s’adapter elles aussi, de travailler sur la réduction des coûts, sur la compétitivité environnementale. C’est un sujet majeur.

Les PME ne doivent donc pas hésiter à investir, garder la tête hors de l’eau et se faire accompagner dans l’accélération vers l’industrie du futur. La digitalisation de l’outil de production est un gisement d’économies et de performance.

Voyons la crise comme une incitation à accélérer. Dans notre région, qui est la 4e de France pour l’aéronautique, nous avons l’opportunité avec Airbus et Thalès d’avoir des activités assez stables et qui montent en cadence. Il faut pouvoir monter en puissance, ce qui est important pour nous c’est de travailler à long terme, avec les entreprises qui auront su passer ce cap et améliorer leur compétitivité.

Merci à Jean-Philippe BEDOS pour cette interview.

Coradin est une PME située à Mouans-Sartoux (06), du secteur de la plasturgie, pour la cosmétique et la santé. L’entreprise fabrique essentiellement des emballages spécifiques présentant une technicité de mélange. Elle travaille pour de grandes maisons de la cosmétique comme Chanel ou encore le groupe Estée Lauder. Entreprise à taille humaine, innovante et engagée pour la RSE, Coradin est entrée dans Parcours Sud Industrie 4.0 en 2022. Créée en 1954, l’entreprise a été reprise en 2018 par deux nouveaux associés, dans le but de lui donner un nouvel élan. L’entreprise, en pleine transformation et accélération, compte 35 personnes et a réalisé 5,5M€ de CA en 2021… Mais elle vise bien plus haut ! Nous avons rencontré l’équipe dirigeante: Florence BIDAMANT et Fabrice BOURDIER, co-associés, pour recueillir leur point de vue sur les difficultés d’approvisionnement des PME industrielles régionales.

Florence BIDAMANT, Fabrice BOURDIER, vous êtes à la tête d’une PME qui a à la fois un ancrage régional et qui exporte à l’international. Comment votre activité est-elle impactée par le contexte ?

Nous sommes comme tout le monde confrontés à un climat politique instable, mais nos clients sont extrêmement respectueux de leurs fournisseurs partenaires. Ils nous considèrent avec beaucoup de bienveillance. Ils sont intelligents, compétents et relationnellement, ils nous font beaucoup progresser par leur professionnalisme. Notre activité est à 45% à l’export : c’est énorme pour une PME de notre taille et nous en sommes fiers ! Nos clients attendent la qualité et de la fiabilité, de l’innovation RSE, de la durabilité. Eux-mêmes recentrent leurs chaînes d’approvisionnement et les réorganisent par grandes régions du monde, ce qui nous est profitable.

De notre côté, notre chaîne d’approvisionnement contient une dizaine de partenaires que nous accompagnons, car ils ont beaucoup de sens dans notre chaîne de valeur.

Quels sont les matériaux les plus critiques dans votre chaîne de valeur ?

Au départ, ce sont les plus visibles : les granules plastiques qui sont des commodités servant à la fois aux emballages et aux dispositifs médicaux. D’autres matériaux, plus techniques, ont également connu et connaissent encore de très grandes tensions.

Comment ces tensions se traduisent-elles pour vous ?

Nous sommes entre deux grands mondes : nos clients comme nos fournisseurs sont des mastodontes. En tant que PME, nous ne commandons pas de gros volumes ; or, ces matériaux sont produits précisément en grands volumes ! Les grosses commandes passent en premier, c’est plus facile pour les producteurs.

Les problèmes d’approvisionnement ont donc démarré avec les transformateurs de matière plastique, qui n’arrivaient pas à se procurer la marchandise. Au fil du temps, c’est l’ensemble de la chaîne logistique qui s’est enrayée, un peu partout.

« Aujourd’hui, on se débat sur des choses invisibles, des éléments parfois très petits mais qui sont bloquants : des emballages, des sous-ensembles… ou des sous -traitants dont la chaîne logistique s’est dégradée et qui n’arrivent plus à livrer. »

Ces sous-traitants n’étaient pas stratégiques pour nous : ils représentaient un faible poids et n’étaient pas critiques dans le process. Mais leurs dysfonctionnements, les pertes de compétences auxquelles ils doivent faire face, le manque de petits composants, tout cela les handicape et vient au final toucher l’ensemble de ce dont on a besoin.

« La multiplication des problématiques d’approvisionnements est plus pénible à gérer qu’un problème sur une grosse référence. »

Malgré tout, il faut noter que nos problématiques globales d’approvisionnement tendent à se résorber. Ce que nous observons, c’est que bon nombre d’entreprises de taille moyenne ont été déstabilisées et peinent à retrouver leur niveau de service antérieur. Parfois, nous allons chercher nos matières hors de l’Europe, et là nous rencontrons des problématiques de transport, de conteneurs, qui signifient que nous devons anticiper et stocker plus que d’habitude. Et cela mobilise de l’espace et de la trésorerie !

D’où viennent, selon votre observation, ces dysfonctionnements généralisés sur la chaîne logistique ?

Dans les plastiques, quand on arrête un réacteur qui produit de la matière, on ne peut pas le redémarrer comme ça ! Les producteurs ont redémarré intelligemment, en montrant une grande maîtrise de leurs prix et de leurs stocks. L’Asie a démarré en premier, suivie par les USA, et l’Europe a donc été servie en dernier.

Et c’est en ayant perdu cette chaîne d’approvisionnement que nous avons réalisé à quel point elle était bien rodée et fonctionnait finement ! Redémarrer une chaîne globale, même si les matières plastiques sont organisées par continent, c’est compliqué. Il faut redémarrer les sites, reconstituer les stocks, réorganiser la demande… cela prend du temps et il y a eu certainement un phénomène de spéculation par-dessus. Aujourd’hui, les stocks se reconstituent, mais les prix restent au plus haut, entre x2 et x3 sur des produits de commodité qui par définition, sont au contraire très compétitifs.

Quand on sait que cela représente 30 à 45% de matière première dans notre process de production, on comprend très vite les conséquences sur nos marges et celles de nos clients, et sur le prix pratiqué au consommateur final. Et sur nos matériaux principaux, nous constatons hélas que malgré un retour à la normale au niveau des flux logistiques, les prix restent à un niveau délirant.

Et vous constatez cela aussi sur d’autres matériaux ?

Nous le constatons y compris sur des petites étapes, comme le colorant : nous avons perdu à la fois en flexibilité et en délai d’approvisionnement. Auparavant, nous étions très réactifs lorsque le client nous demandait une couleur : nous pouvions nous ajuster en 2 à 3 semaines. Maintenant, nous sommes contents lorsque nous annonçons 1 à 2 mois. Mais, on ne sait pas pourquoi le délai s’est rallongé. Pour la couleur blanche, il faut de l’oxyde de titane et nous savons qu’il n’y a plus que quelques producteurs au monde, c’était déjà difficile avant crise et cela ne s’est pas arrangé. Les producteurs et les transformateurs sont confrontés à une forte reprise d’activité, qui part dans tous les sens, et malgré tout, les entreprises ont perdu en efficacité, ont perdu des compétences clé.

Vous parlez de perte de compétences, le facteur humain est donc décisif ?

Il y a très certainement un déficit de motivation. Il est encore très dur de maintenir tout le monde dans un état d’engagement au travail.

« On dit qu’il faut communiquer en période de crise, mais maintenir à flot la motivation est un combat permanent pour les managers et dirigeants de PME ».

Il faut maintenir les salariés dans les murs, leur remonter le moral, être à leurs côtés dans ces moments difficiles… pour une PME, on avait beau être à la pointe de la réactivité avant la crise, si on commence à avoir des équipes moins motivées, on perd notre avantage compétitif.

Chez nos coloristes, qui étaient justement hyper réactifs et motivés, on voit des délais qui passent de 15 jours à 6 semaines, et on met peut-être trop l’accent sur le manque de matières premières : cela ne suffit pas à expliquer l’allongement spectaculaire du délai.

Pour nous, dès l’annonce du 1er confinement, nous avons compris intuitivement que si nous arrêtions l’usine, nous aurions les plus grandes difficultés à redémarrer : on ne peut pas renvoyer les gens chez eux et les faire revenir comme si rien ne s’était passé. Les 15 premiers jours ont été très difficiles, mais ensuite, tous nos employés nous ont remerciés : le confinement, le télétravail avec l’école à la maison, c’était trop difficile !

« Au final, on sous-estime trop la dégradation liée à la reprise dans un rythme sous-tendu, avec un niveau d’organisation et de performance inférieurs à l’avant-crise. »

Du coup, une hausse des prix ne suffira pas à réduire le problème de la chaîne logistique ?

Cela réglera une partie du problème, car les PME doivent protéger leur trésorerie, et pour cela, elles doivent répercuter les hausses de prix des matériaux le plus rapidement possible. Or, depuis quelques semaines, quand on répercute, le prix a déjà augmenté de nouveau, c’est très perturbant. Il ne faudrait faire que ça : actualiser nos prix ! Cela pose des problèmes d’organisation et de sur-sollicitation. Peut-être est-ce plus simple dans les entreprises plus grandes, qui ont des acheteurs et peuvent répercuter quasiment en temps réel.

Dans nos PME, cela met en danger la rentabilité.

Quel est l’impact des hausses de prix sur votre relation avec vos clients grands comptes ?

Cela met à mal nos relations ! On doit parler à nos clients, aller les voir pour appliquer une hausse, mais ils nous demandent toujours d’en prendre une partie. On ne peut pas tout imputer sur le prix final au consommateur.

Faire passer une hausse de prix, c’est toujours difficile. Nous ne recevons pas un accueil hostile, parce que nous avons pratiqué des hausses que nous estimions justes. Nous souhaitions protéger notre relation avec nos clients. Nous n’avons pas joué au jeu du « tout le monde augmente », nous n’avons ni spéculé ni profité du chaos.

Cependant, comme pour nous, c’est la rentabilité qui est en jeu, nous devons faire nos ajustements de prix. Mais nous le faisons en réaction, et non plus en anticipation ! Nos clients avaient l’habitude d’une révision de prix annuelle, et là il faut demander tous les mois. On n’a pas de visibilité sur le prix qu’ils répercutent au client particulier, mais ce qui est sûr, c’est qu’à la fin c’est le consommateur qui paie. 

« Dans chaque crise, il y a un après qu’il faut préparer. Nous équilibrons donc notre rentabilité immédiate et la relation avec nos clients. »

Il est clair que la réussite se joue dans l’anticipation et le dialogue entre les Donneurs d’Ordres et les clients, pour s’organiser ensemble. Pour l’un de nos clients par exemple, nous avons stocké de la matière première. Nous pensions que la demande de notre client arrivait trop tard, que les prix étaient déjà au plus haut : nous étions en décembre 2021. En fait, il avait raison !

Cela nous montre que la guerre des prix ne se gagne pas seul.

Pensez-vous qu’à moyen terme, vous pourriez être amenés à revoir vos gammes pour changer de matériaux si certains s’avéraient trop difficiles à approvisionner ?

C’est une question que nous devrions nous poser en permanence, pour optimiser nos gammes ! Mais ce n’est pas toujours possible. Notamment dans le secteur de la santé où l’homologation des matières est plus longue et prévoit des solutions de back up. Par contre, dans le secteur cosmétique, l’optimisation des matériaux est permanente.

« C’est là que la crise peut avoir du bon. Dans la pharmacie, on nous dit toujours que ce n’est pas possible d’optimiser et changer rapidement de  matériaux. Mais face aux ruptures, quand la contrainte s’est présentée, nous avons pu faire bouger les lignes. De fortes ruptures auraient amené de nouvelles qualifications ».

Comment, de votre point de vue, une PME qui par définition n’a pas un grand poids de négociation avec ses fournisseurs en général, peut-elle protéger et sécuriser ses approvisionnements ?

On récolte ce que l’on sème ! Pour notre part, nous avons toujours privilégié le bon sens et travaillé en bonne intelligence avec nos fournisseurs. Nous avons gardé une relation très forte de proximité avec nos moulistes par exemple, nous n’avons pas optimisé le prix et envoyé nos affaires à l’autre bout du monde : nous savions que nous gagnerions ensemble, ou pas du tout. Cette attitude nous a bien protégés.

« Ce que nous aurions dû faire différemment, c’est de ne pas sous-estimer les fonctions achat et approvisionnements. Cela va changer ! »

Avant, on confiait volontiers les achats à l’informatique, ou à celui ou celle qui était disponible.

« Les achats vont devenir une fonction stratégique dans les PME, car il y a peu de chances que cela revienne comme avant ».

Avoir une belle efficience en termes de maîtrise des besoins, des délais, de proximité avec les fournisseurs qui peuvent être de grande taille ou stratégiques… La proximité avec les fournisseurs est pour nous l’élément le plus important. Une proximité industrielle, une organisation : on pose les besoins, les exigences, et on les évalue.

« Ce sont de nouvelles relations client-fournisseur qui émergent. Une relation privilégiée, qui respecte les objectifs de chacun, pour une performance commune ».

Vous êtes vous-même fournisseur pour de grandes marques. Comment vos clients grands comptes se prémunissent-ils des ruptures d’approvisionnement ?

Avec certains de nos clients, nous avons de réelles discussions de sécurisation de leurs approvisionnements. L’un de nos clients a ainsi financé une partie d’un stock de précautions pour nous aider. Dans le secteur de la santé en particulier, la culture de la sécurisation est historique et nous avons bénéficié de cette approche.

Dans la cosmétique, nos clients nous ont questionnés : ils souhaitaient éviter les ruptures et assurer les livraisons. Ils n’étaient pas inquiets et nous ont fait confiance. Nous avons réussi à maintenir nos délais de livraison, même si quelquefois nous avons frôlé la rupture et avons dû pallier notre propre désorganisation.

Nous y avons consacré beaucoup de temps et d’attention, mieux planifié, nous avons mis une ressource spécifique sur ce sujet de sécurisation. Nous avons en particulier mis l’accent sur l’export vers les USA, car nous étions très sollicités dans l’organisation des conteneurs et des départs avion ou bateau. C’était un travail quotidien de négociation avec les transporteurs pour rester sur le haut de la pile. Les départs étaient sans cesse repoussés, et les transporteurs n’avaient plus de visibilité. La situation est d’ailleurs encore tendue à ce niveau. Pour nous, cela représente du stock et nous n’avons pas forcément la place pour cela ; mais aussi un décalage de facturation, d’encaissement… et c’est encore la trésorerie qui souffre.

Au final, nous avons pu éviter les problèmes grâce à notre proximité, à notre suivi très fin, un travail quotidien pour que les bateaux partent.

« La différence, c’est qu’une PME se battra jusqu’au bout pour réaliser l’impossible. »

Croyez-vous à un retour à la normale ?

Nous n’avons pas de visibilité. On a envie de vendre nos produits, mais il est possible que nos gammes soient restreintes. Tous les producteurs de plastique n’ont pas redémarré au même rythme. C’est le bon moment pour eux de rationaliser leur activité, la repenser… ils sont prêts à changer

Quelles sont les clés de succès pour l’année à venir selon vous ?

Il faudra redoubler d’attention. Etre plus vigilant, tout le temps dans les starting blocks, toujours à l’affût… et bien suivre les affaires.

Etre proche de ses partenaires et de ses fournisseurs doit être une règle : il faut dialoguer, beaucoup, communiquer pour savoir où en sont les autres, être à l’écoute sur l’évolution de leur industrie, sentir quelles gammes vont évoluer…

« Et surtout, il ne faut pas baser son travail sur de l’acquis ! Dans l’achat, nous avions tous fonctionné selon la loi de Pareto : 20% des approvisionnements à sécuriser pour 80% de la production réalisée. Mais cela ne fonctionne plus ! »

Les Business Models de nos clients évoluent ! Avant, ils nous donnaient des prévisions d’achat ; mais selon les canaux de distribution de leurs modèles, ils peuvent nous mettre en garde sur des pics d’activité ou au contraire des fermetures de marchés. C’est donc primordial de se tenir au courant des évolutions, dans un sens et dans l’autre. Cela demande une collaboration très forte en interne et en externe.

« Les enjeux RSE vont s’imposer par-dessus les conséquences de la crise. C’est un travail stratégique pour lequel les vieux outils achat ne fonctionnent plus : appliquer des pénalités de retard, par exemple, c’est inadéquat ! »

Nos clients ont maintenant des méthodes évoluées de management de leurs fournisseurs. Que ce soit dans la santé, toujours très proche de ses fournisseurs pour des raisons de sécurité, ou nos clients hygiène et beauté qui ont un fort respect du fournisseur pour être très réactifs.

Les Donneurs d’Ordres qui restent ancrés dans des méthodes vieillottes, qui écrasent le fournisseur pour faire de la marge, doivent être aujourd’hui très bousculés.

Désormais, l’avantage concurrentiel des PME viendra aussi de la capacité à développer de la proximité avec les clients et les fournisseurs clé, pour être toujours sur le dessus de la pile. Nos fournisseurs stratégiques devront toujours avoir du plaisir à travailler avec nous d’abord ! 

Nos remerciements aux dirigeants de Coradin pour leur transparence lors de cet entretien.

Le Top 5 des risques supply chain 2022

  1. Le manque de compétences
  2. Le manque de capacitaire
  3. Les difficultés de cash (inflation, sur stock, remboursements PGE)
  4. La crise logistique
  5. Les attaques cyber

Fin 2021, le baromètre industriel de la supply chain ne mentionnait pas le manque de compétences dans le top 5. C’est l’effet dit de la « grande démission » qui se propage et perdure, qui dégrade l’organisation et la performance globale de toute l’entreprise et nuit à l’ensemble de la supply chain. Elle vient réduire les capacités de production de l’entreprise. En cascade, c’est la trésorerie qui se dégrade, prise en ciseaux entre les augmentations de prix, de salaires, et les nécessités de rembourser et investir. La crise logistique, elle, s’estompe, alors que les attaques cyber continuent à se développer y compris vers les PME.

Sécuriser et protéger sa supply chain, oui mais comment ?

  1. Dialogue permanent avec les fournisseurs et relation de proximité
  2. Sécurisation du capacitaire
  3. Renfort de l’évaluation des besoins
  4. Augmentation du double sourcing
  5. Qualification de multiples flux logistiques

L’ensemble de la chaîne logistique doit être plus agile et résiliente. C’est un travail collectif qui implique un dialogue renforcé et structuré entre clients et fournisseurs. C’est comme cela que l’évaluation des risques de la chaîne va pouvoir être réelle, et que l’on peut sécuriser les capacités de production, quitte à faire du stock pour absorber les variations.  L’évaluation des besoins de la part des clients permet de sécuriser les fournisseurs, de les aider à gérer leur trésorerie, ce qui est crucial.

Le double sourcing permet d’éviter les ruptures sur des composants critiques de la chaîne de valeur, tout comme la double qualification de chaînes logistiques permet d’avoir un backup en cas de problématique de délai de livraison.